Le destin de l’Europe. l’Europe est-elle condamnée à se désagréger? – 2017

Ivan Krastev

Ce que craignent les gens, c’est que les méritocrates, en cas de grande difficultés, choisissent de partir plutôt que de rester et d’assumer les conséquences de certains choix. 

En ce sens, les élites méritocraties se distinguent des élites communistes qui n’avaient pas la possibilité de partir. Il était bien plus facile alors, sous le communisme, pour une personne ordinaire d’émigrer. C’est ainsi que les élites communistes étaient des élites du « no exit », pour lesquelles il n’était pas envisageable de quitter le pays, alors que les élites méritocraties de notre temps, de cette époque de globalisation et d’intégration européenne, sont des élites de la « no loyalty », pour lesquelles l’idée d’allégeance nationale n’a pas de sens. 

De même, les élites aristocratiques traditionnelles avaient des devoirs et des des responsabilités, et leur éducation les préparait à se montrer à la hauteur. Leurs aïeux avaient eux même rempli ces mêmes devoirs, des générations durant, et ce seul fait-là signifiait qu’ils devaient être pris au sérieux. En Angleterre, par exemple, les jeunes gens issus des classes supérieures qui combattirent au cours de la Première Guerre mondiale y tombèrent en plus grande proportion que les jeunes hommes des classes plus modestes. En comparaison, les nouvelles élites sont formées pour gouverner mais sont tout sauf prêtes au sacrifice. Leurs enfants ne sont pas morts au front, et ne serviront pas même sur le moindre front. 

La nature et la convertibilité des compétences des nouvelles élites les affranchissent très concrètement de leur propre nation. Elles ne dépendent pas des systèmes éducatifs publics nationaux (leurs enfants étudient dans des établissement privés) ni des systèmes de protection nationaux (elles peuvent se permettre les meilleurs établissements hospitaliers). Elles ont perdu la capacité de partager les passions et les émotions de leur communauté. Et les gens vivent cet affranchissement des élites comme une perte de leur pouvoir de citoyen.

Contrairement à il y a un siècle, les chefs insurgés d’aujourd’hui ne se préoccupent pas de nationaliser le secteur industriel. Ce qu’ils veulent, c’est nationaliser leurs élites. Il ne promettent pas de sauver le peuple, mais de rester à ses côtés. Ils assurent qu’ils vont réinstaller les contraintes nationales et idéologiques que la globalisation a fait sauter. Ils félicitent ceux qui ne parlent aucune langue étrangère et ne se rendent jamais à l’étranger.

La crise du projet européen n’est pas tant, au fond, le résultat d’un déficit démocratique qu’une exigence de réinvention, de réinventer la vision méritocratie de la société. Hélas pour l’Europe, l’affrontement entre les élites méritocratie et les populistes a adopté la forme d’une lutte politique entre le parti du départ, de la fuite, et le parti de la loyauté. Et ce n’est pas un hasard si les généraux sont à la mode non seulement en Russie mais aussi en Occident – et à la mode comme ils ne l’avaient plus été depuis cinquante ans. 

Laisser un commentaire